Résistance de l'Eglise : exemple en pays sarde

Dans ce pays reculé de l'arrière-pays niçois (haute vallée du Var), vécurent nombre de nos ancêtres. On peut déjà comprendre que du temps même de la Royauté les procédures administratives imposées par l'état très régalien personnalisé par le roi, avaient quelque difficulté à parvenir jusqu'au moindre de ces villages de montagne, puis à être appliquées. Il ne faut donc pas s'étonner que la révolution ait eu aussi des difficultés à imposer ses directives.

Un exemple : la mise en place du calendrier républicain s'est faite avec un grand retard, simplement du fait que les ordres sont arrivés ici près de deux ans après leur édiction. Il en fut de même pour la mise en place de l'état civil. C'est la toute nouvelle "commune" dirigée par un officier d'état civil élu, futur maire, qui devait se substituer à l'église pour enregistrer naissances, mariages et décès. On a pu voir sur tout le territoire que les malheureux officiers d'état civil mal formés, voire improvisés, avaient quelque difficulté à s'imposer face à l'appareil puissant mis en place jusqu'alors par l'Eglise catholique, dont le curé était l'homme important du village.

Le fil des évènements dans la commune de La-Croix-sur-Roudoule








1er acte, 29 mars 1794, récit d'un ondoiement : le curé qui signe Raybaud secondaire continue à dater comme avant 1789.

l'an mille sept cent quatre vingt quatorze et le vingt-neuvième jour du mois de mars a été ondoyé à la maison à cause du péril de mort un garçon né ce jourd'hui du légitime mariage d'auguste feraud ménager du hameau de vilar et d'isabaud Roubaud son épouse par Marie Fournier faisant les fonctions de sage-femme qui a déclaré ne savoir signer
(Raybaud secondaire)
L'an mille sept cent quatre vingt quatorze et le premier jour d'avril a été baptisé par le secondaire soussigné Marie Thérèse Trouche née ce jourd'hui du légitime mariage de Joseph Trouche Ménager de l'hameau d'amarines et de Suzanne Boutin son épouse le parrain a été Joseph Boutin ménager, et la marraine Thérèse Raybaud. Le père a été présent
(Raybaud secondaire)




Un acte du 10 avril mentionne un autre cas d'ondoiement. ce sera le dernier rédigé par le curé Raybaud qui en était resté aux règles de calendrier et de procédures de l'ancien régime.





Car ce qui suit n'est plus de la plume du curé. En effet le 21 mai le nouveau maire de la commune vient clore le registre à cette date qui est le 2 prairial de l'an 2ème de la république.

Il nous apprend que la commune de La Croix a reçu notification du décret de la loi du 20 septembre 1792 prescrivant la reprise de l'état civil par la municipalité, il y a quelques jours seulement. Soit 21 mois après la parution de ce décret!!!

Dans la huitaine de la publication du décret du 20 septembre 1792 (vieux stile) imposant le mode de constater l'état civil des citoyens que la municipalité de cette commune de La Croix n'a reçu que le premier prairial de la présente année; nous maire et secrétaire greffier de cette même commune, en conformité de l'article premier du titre six de la susd. loi et ensuite de la réquisition de l'agent national, nous nous sommes transportés dans la sacristie de l'eglise paroissiale de ce lieu et après nous être fait représenter tous les registres contenant les actes de naissance, mariage et décès, les avons ensuite clos et arrêtés et nous nous sommes soussignés.
fait and La Croix le second prairial de l'an 2ème de la république française une et indivisible

Raybaud maire



Le registre va en rester là puisque le curé n'est plus à même de le poursuivre. Peut-être même a-t-il été confisqué.


Mais il est à nouveau sorti de la réserve pour reservir, au moment de la Restauration, c'est-à-dire après la déconfiture napoléonienne de 1815. L'Eglise pense alors pouvoir refaire valoir ce qui était dans ses prérogatives sous l'ancien régime

Le texte ci-contre poursuit 22 ans plus tard l'écriture du registre, il est signé d'un certain Dé Bres qui est le nouveau pasteur catholique en place.


L'an 1816 et le 20 du mois de septembre à la croix dans la maison curiale, il est ainsi que par décret du 20 sept 1792 le gouvernement français aurait ordonné aux pères des paroisses de se dessaisir et de remettre tous les registres paroissiaux de baptemes, de mariages, et de sépultures aux maires des communes qui auraient été les seuls autorisés de tenir des registres civils pour y mentionner et y coucher régulièrement toutes les dates de naissance de mariage civil et de décès; et que par conséquent depuis la remission et la cloiture des dits registres qui eut lieu le second prairial an 2 de la république ainsi qu'il est indiqué par le procès verbal dressé ad hoc par Monsieur Raybaud maire (ci devant envit) plus aucun registre paroissial de baptemes,de mariages et de sépultures de ce même lieu de La Croix n'aurait été tenu de la part de MM les différents prêtres qui exercaient provisoirement les fonctions de curé de cette dite paroisse de la Croix jusqu'à l'arrivée de monseigneur Colonna d'Istria évêque de Nice arrivé le mois de juin ou de juillet 1803 qui ordona aux curés des paroisses de tenir de nouveau des registres de baptemes, de mariages et de sépultures qu'il ne pouvait constaté par les registres civils de ce dit lieu de la Croix que de la date de naissance, de l'union civile des mariés, et du décès, et non de l'administration des sacrements et des sépultures. que par ordonnance du susdit Monseigneur l'évêque de Nice du 30 août dernier lors de sa visite pastorale aurait chargé le susnommé curé de cette susnommée paroisse de la Croix et procéder avec l'aide et guide des registres civils à la formation des registres paroissiaux depuis le 2 prairial de l'an 2d République susdit jusqu'au 6 du mois de juillet 1813 époque des cloitures et révocations des registres paroissiaux pour y faire constater par la déposition des pères, mères, parrains, marraines personnes mariées, témoins et notamment de MM les prêtres exerçant alors les fonctions dans cette paroisse de La Croix l'administration, et réception des sacrements de baptemes aux personnes nées et de mariage à celles mariées dans l'intervalle des susdites époques

L'an et jour que dessus nous soussigné Louis antoine DéBres prêtre curé de la paroisse de la Croix, ayant sous les yeux les susdits registres civils de cette même commune de la Croix, ainsi que l'ordonance épiscopale, j'ai procédé à la formation des registres de baptemes, de mariage et de sépulture contenues dans les trois parties de ce volume et de l'administration et de la réception des sacrements de bapteme pour tous les enfans nés depuis le 2 prairial du dit an 2d République et pour toutes les personnes mariées depuis cette époque jusque au 6 juillet 1803 ainsi que les sépultures pour tous les décédés après avoir préalablement et personnellement entendu les dépositions ou des pères et mères, ou des parents, ou parrains marraines, témoins et surtout celle de Messires Joseph et Antoine Raybaud frères prêtre et prieur le premier, et professeur que leur courage avait fait surmonter tous dangers qui encouraient de ce tems pitoyable les ministres des autels pour exercer leur ministère et qui ont par conséquent un ou l'autre administré dans ce tems tous les sacrements dans cette paroisse de La Croix et qui ont certifié et signé à la fin de chaque partie des registres pour attester que les sacrements de baptemes ont été conférés aux personnes nées et demeurées dans cette paroisse par eux et ceux des mariages et celles des sépultures dans la grande partie. fait au jour que dessus
Dé Bres Curé


Où l'on réécrit une histoire perdue

Le curé DéBres n'a pas menti. Il transcrit dès la fin de sa longue explicaton sur cette opération "ordonnée" par l'évêque, les actes "paroissiaux" reconstitués d'après témoignages divers et notamment les prêtres qui "auraient pu" administrer les sacrements qu'ils décrivent.

an 2 de la république "= 1794 " française
L'an 2 de la république française et le six du mois de prairial a été baptisée par messire antoine Raybaud prêtre professeur anne thérèse sigaud née ce jour du légitime mariage de jacques, et de thérèse roux de hameau d'amarines, les parrains ont été joseph roux et jeanne autrand ainsi qu'il avait été constaté par la déposition personnelle de la mère et du parrain
Dé Bres Recteur

Onze prairial même année a été baptisée par messire         marie agate taxil, née le même jour du légitime mariage de jean baptiste et de marie magdeleine gibert les parrains ont été        ainsi qu'il nous est constaté par        Dé Bres

trente thermidor de même année a été baptisée par messire antoine Raybaud prêtre professeur marie euphrosine michel née le même jour du légitime mariage de charles et de marguerite feraud, les parrains ont été joseph michel frère du père et anne roux épouse de JB astier ainsi qu'il nous est constaté par la déposition du parrain des présents
Dé Bres Recteur ........................................
an3 1794 et 1795


Ordonnance de l'Evêque de créer à posteriori en 1815 des actes paroissiaux


Pour compléter les informations sur cet épisode tragi comique, voici la traduction de deux feuillets volants qui ont été placés entre les pages précédentes et qui ont été numérisés avec celles-ci. Ils émanent de l'Evêque de Nice et confirment les propos du curé recteur puisqu'il s'agit de la fameuse "ordonance" qui lui a été envoyée.

Nice 14 septembre 1815
Monsieur le Recteur, les registres de naissance de la commune ne font aucune mention de baptême et ceux des mariages ne parlent point du sacrement qu'on reçoit à l'église, en sorte que ces registres sont insuffisants pour un curé et recteur de paroisse.
Afin de remplir les lacunes qui se rencontrent dans les registres paroissiaux, il est à propos de profiter de ceux de la commune en y ajoutant les dépositions des parrains et marraines au sujet de baptême, et des témoins au sujet du mariage en face de l'Eglise
faites en de même après avoir diffusé un avertissement qui précise cette opération l'autorisation que vous en avez reçue de l'Evêque. Les moyens que vous avez pris pour constater la réception des dits sacrements et les époques précises de leur réception et par là obvier autant que possible aux omissions qu'on a commis dans des tems malheureux. C'est ce qu'ont pratiqué dans les paroisses manquant de registres les curés et défenseurs plus zélés.
recevez Monsieur le Recteur l'assurance de mon .. attachement
+ jean Boyer Ev. de Nice




Le curé Raybaud refait surface

Le feuilleton n'était pourtant pas terminé. En effet quelques semaines après la "reconstitution" par DéBres d'actes paroissiaux qui n'avaient jamais été écrits, l'ancien curé de La-Croix-sur-Roudoule et son frère resurgissent en octobre 1816.

Ils veulent faire savoir à la postérité qu'ils ont, malgré l'interdit, rédigé un registre parrallèle clandestin pendant la période que l'évêque qualifie de "tems malheureux!

Voici ci-contre cette pièce rare.

Les deux frères n'ont plus à cacher leurs actions menées dans l'illégalité durant la période révolutionnaire. En cette période dite de Restauration, c'est même plutôt de bon ton de le montrer.

s'agit de la fameuse "ordonance" qui lui a été envoyée.

Nous soussignés Joseph et Antoine Raybaud prêtres, certifions à qui de droit avoir dans l'espace du temps du gouvernement français qui défendait de tenir des registres paroissiaux, avoir dis-je conféré les sacrements de bapteme aux individus ci devant dénomés. fait à la Croix le 26 octobre 1816. Joseph Raybaud prêtre

Les actes reproduits ont bien été accomplis par Joseph Raybaud mais c'est un autre curé qui les rapporte.




Une heureuse conséquence pour nous

Finalement cet acte d'insubordination nous aura été profitable. L'existence des deux types de registres, civil et paroissial, nous procure en effet pour un certain nombre d'habitants de La Croix sur Roudoule, dont quelques-uns de nos ancêtres, de précieux renseignements complémentaires. Les actes civils de naissance font mention de deux témoins. Les actes paroissiaux ont des parrain et marraine. Ce sont des personnes différentes dont l'identité constitue parfois une information capitale sur les acteurs principaux de l'acte, tel leur environnement ou leur lieu d'origine.