L'univers des écrits de et sur Albert Londres






pour chaque article : illustrations, aphorismes "londresiens" et accès au Fac similé intégral du journal en pdf.


livre 8 1924 - Tour de France, tour de souffrance



Voici un des textes les plus populaires d'Albert Londres. Pour, il est vrai, le plus populaire des évènements sportifs de l'hexagone. Notons que l'expression célèbre des "forçats de la route" ne vient pas de notre grand reporter. C'est Henri Decoin (reprenant un terme déjà exprimé en 1906) qui avait dit des coureurs "avec leur numéro dans le dos, ils ressemblent aux forçats d'Albert Londres" (le Bagne était sortie l'année précédente). A.L, quant à lui, parlait de "tour de France, tour de souffrance" qui est un aphorisme bien londresien. Parti "suivre" sans enthousiasme ce gigantesque barnum sur deux roues, il s'est attaché à observer avec grande empathie ces malheureux livrés à eux-mêmes en des étapes gigantesques pouvant durer jusqu'à vingt heures d'affilée, avec des engins lourds, sans changement de vitesse, des routes correspondant souvent à des chemins de terre, et devant assurer eux-mêmes leur ravitaillement, leurs dépannages (dont les multiples crevaisons), voire la recherche de pharmacie.

C'est de l'Albert Londres de la meilleure veine. Que ce soit pour décrire le dopage en rapportant les propos des frères Pélissier ou pour s'insurger contre les attitudes absurdes des commissaires, ou la longue litanie d'incidents de course, le calvaire des uns, les cauchemars des autres. Oui, c'est bien de l'Albert Londres, mais qui sait nous faire "avaler" des expressions pittoresques de coureurs au langage franc ou grossier, ou cells de spectateurs aux accents savoureux.



Le Petit Parisien 23 juin 1924
fac-similé Gallica intégral du journal

Première étape du tour gagnée par Bottechia

Le Havre 22 juin Hier, ils dînaient encore à onze heures et demie du soir, dans un restaurant de la porte Maillot; on aurait juré une fête vénitienne, car ces hommes, avec leurs maillots bariolés, ressemblaient à des lampions... Il s'agit des coureurs cyclistes partant pour le Tour de France... Bientôt, la banlieue s'anima : les fenêtres étaient agrémentées de spectateurs en toilette de nuit, les carrefours grouillaient d'impatients...Et cent cinquante-sept hommes prirent la route.

Le jour se lève et permet de voir clairement que cette nuit, les Français ne se sont pas couchés : toute la province est sur les portes et en bigoudis... Je les ai dépassés, et je les attends au sommet de la rampe : si je n'ai rien avalé, eux ont avalé ...la côte d'un seul coup...

Les casquettes, blanches au départ, sont maintenant délavées, tâchées, rougies, elles ont l'air, sur le front de ces hommes, de pansements de blesssés de guerre.

Le Petit Parisien 27 juin 1924
fac-similé Gallica intégral du journal

Les frères Pélissier et leur camarade Ville abandonnent
Beeckman gagne la troisième étape

Coutances 27 juin Au café de la gare.. Trois maillots sont installés devant trois bols de chocolat. C'est Henri, Francis, et le troisième n'est autre que le second, je veux dire Ville, arrivé second au Havre et Cherbourg...
Que s'est-il passé? "Ce matin, à Cherbourg, un commissaire s'approche de moi et, sans rien me dire, relève mon maillot. Il s'assurait que je n'avais pas deux maillots... Je n'aime pas ces manières, voilà tout... c'est le règlement. Il ne faut pas seulement courir comme des brutes, mais geler ou étouffer.

De son sac il sort une fiole : ça, c'est de la cocaïne pour les yeux, ça c'est du chloroforme pour les gencives.. Ça, dit Ville, vidant aussi sa musette, c'est de la pommade pour me chauffer les genoux. Et des pilules. Voulez-vous voir des pilules? Tenez, voilà des pilules... Bref, dit Francis, nous marchons à la "dynamite".



Le Petit Parisien 29 juin 1924
fac-similé Gallica intégral du journal


Dans la poussière, de Brest aux Sables d'Olonne

Les Sables-d'Olonne 28 juin Il y a des fantaisistes qui avalent des briques et d'autres des grenouilles vivantes. J'ai vu des fakirs qui "bouffent" du plomb fondu. Ce sont des gens normaux. Les vrais loufoques sont de certains excités qui, depuis le 22 juin, ont quitté Paris pour bouffer de la poussière... Il fait froid, Chateaulin dort. Les roues de cent bicyclettes crissent au sol. A Quimper, toute la Cornouailles est aux fenêtres.

J'arrive aux Sables, ils ont quatre cent-douze kilomètres dans les jambes, ils ont le soleil, ils ont la poussière, ils ont les fesses en selle depuis deux heures du matin, il est six heures du soir; dans une dernière souffrance, ils font un dernier effort pour l'arrivée. La foule fatiguée me crie : "Eh bien! ils dorment?" Non.







Le Petit Parisien 2 juillet 1924
fac-similé Gallica intégral du journal


Ils ont dormi entre Les Sables et Bayonne...

Bayone 1 juillet On compte déjà un peu plus de soixante cadavres; entendez cadavres dans le sens de bouteilles quand elles sont vidées. Cette nuit on ne nous a pas laissés dormir car il y a quatre cent quatre-vingt-deux kilomètres à ingurgiter... Ils sont partis à dix heures du soir des Sables; ils arriveront à dix-huit heures trente. Cela fera vingt heures et demie de selle pour cette étape.

Tout le monde dort. Dans une voiture, des confrères belges dorment la bouche ouverte. De temps en temps, ils sortent une cuiller de leur poche et introduisnt l'instrument dans leur bouche. C'est pour la déblayer de la poussière qui les étouffe.














Le Petit Parisien 3 juillet 1924
fac-similé Gallica intégral du journal

Les coureurs du "tour" à l'assaut des Pyrénées
Bottecchia vainqueur

Alavoine a malheurs sur malheurs et Mottiat n'a plus le sourire

Ce que l'on appelle le "calvaire du Tour de France" commença ce matin à dix heures cinq aux Eaux-Bonnes : les quatre-vingt rescapés allaient traverser les Pyrénées à bicyclette.. Voici le col d'Aubisque. A l'entrée du col, Alavoine est jaune, ce n'est pas parce qu'il a ravi le maillot à Bottechia : c'est qu'il a la colique. Il attaque le col. Deux kilomètres plus loin, je le vois qui titube sur sa selle; il monologue : "Quand je vais bien, mes boyaux crèvent; quand mes boyaux ne crèvent pas, c'est moi qui suis crevé!"

Le Tourmalet est un méchant col; le long de son chemin il aligne les vaincus. Un routier pleure, les deux pieds dans un petit torrent; il tient un médaillon à la main : Ah! si c'était pas pour moi, dit-il. C'est la photographie de son gosse.



Le Petit Parisien 4 juillet 1924
fac-similé Gallica intégral du journal

Les cyclistes du Tour de France à l'assaut des Pyrénées


Le Petit Parisien 5 juillet 1924
fac-similé Gallica intégral du journal

La septième étape du Tour de France

Le premier col est le col des Arcs. Ils n'oublient pas de le gravir arqués. Mais ils doivent monter à mille neuf cent vingt-cinq mètres, au Puymorens... L'orage recouvre la montagne comme une bâche... Bottechia est sauvé, Alencourt l'avait rejoint.
Degy passe : "que trouvez-vous de plus dur : les grands cols ou les grandes étapes?" - les grandes étapes et les grands cols, répond le maillot rouge.
L'arrivée eut de la grandeur. Bottecchia la passa à la corde; Thys, qui avait ramé depuis trois heures pour le rattraper, perdit de l'épaisseur de trois pneus... A son dernier coup de pédale, il pleurait... Alors, dans la foule formidable, multicolore et orientale de Perpignan, un vieux monsier porta l'un de ses doigts au coin de ses yeux, et d'un cri où l'on sentait le sanglot, dit :" Vous êtes tous de braves garçons !..."


Le Petit Parisien 7 juillet 1924
fac-similé Gallica intégral du journal

Un grave accident marque la 8ème étape du Tour de France

Huot, troisième du classement général, fait une chute à 10km de Toulon et se blesse grièvement. Mottiat gagne l'étape Bottechia toujours en tête


Cent kilomètres avant Toulon, le Midi amena sur la route la totalité de ses véhicules. Debout dans ces voitures, plus personne n'avait figure humaine; ces fous semblaient sortir d'un sac de farine.

Les courses sont l'amusement du public. Il ne faut cependant pas les confondre avec une corrida. Les coureurs ne sont pas des taureaux, il ne doit pas y avoir de mise à mort à la fin du spectacle. Le prodigieux, c'est que l'accident ne soit arrivé qu'à la septième étape... Ce sont des prix que l'on a promis à ces garçons, et non des civières.


Le Petit Parisien 8 juillet 1924
fac-similé Gallica intégral du journal

Dans les coulisses du Tour

Toulon 7 juillet Dès qu'ils ont mis pied à terre, le "maréchal" reprend son rôle. Le maréchal est Alphonse Baugé...il est l'animateur de la pédale française... il ferait monter un garçon sur une bicyclette qui n'aurait ni selle, ni guidon! Alphonse Baugé finira canonisé! Comme signe particulier, Baugé a le sourire dentaire de Mistinguett. Il suit la course dans une voiture fermée, et il n'y a pas que sa voiture qui soit fermée, mais aussi sa bouche.
Je n'ai plus de tendons."Va trouver ton masseur, il te fera des tendons; écoute, mon petit gars, as-tu du coeur?" - Oui, mais je n'ai plus de tendons.

Les garçons arrivèrent dans un état de fraîcheur proche de la décomposition. Ils allèrent au bain. Ils passèrent à table : croyez-vous, disaient-ils, que c'est un métier? Baugé montra son nez :" Ce n'est pas un métier, c'est une mission". De Perpignan à Toulon, deux routiers sont restés inanimés sous les roues d'une auto...Mes amis, dit Baugé, moi aussi je suis tombé... savez-vous ce que je ferais à votre place : je lirais la Vie des Martyrs, de Duhamel.


Le Petit Parisien 9 juillet 1924
fac-similé Gallica intégral du journal


Dix millions de Français sont en folie




Nice 8 juillet L'Italie est sportive. On le vit bien à la frontière. L'Italie était venue acclamer Bottechia. Bottechia n'était pas là, ce fut du joli ! Il n'y avait pas de maillot jaune dans la course, et c'est à moi que l'Italie s'en prenait...Bottechia n'était pas mort. Il avait changé de maillot. Et pourquoi? Pour éviter d'être porté en triomphe et de perdre la course. Et la figure ? lui demande Bellanger? Alos Bottechia lui répondit : "Avec la poussière, on n'a plus de figoure"








Le Petit Parisien 13 juillet 1924
fac-similé Gallica intégral du journal

Ceux de la onzième...

L'étape Brinançon-Gex est gagnée par le luxembourgeois Frantz

Grenoble 12 juilletC'eût été tout à fait bien, si ces soixante hommes, en croix sur leur bicyclette, n'eussent aujourd'hui manqué de conscience : ils ne sont pas allés se planter au sommet du Mont Blanc ! Alors, à quoi sont-ils bons ? Voici, toutefois, ce que j'ai vu dans la montée et la descente de l'Izoard et du Galibier. Quand ils les gravissaient, ils ne semblaient plus appuyer sur les pédales, mais déraciner de gros arbres. Ils tiraient de toutes leurs forces quelque chose d'invisible.

Ce spectacle se nomme une partie de plaisir. Ainsi en ont décidé les journaux de la région...En voici encore un, il va si vite qu'il m'envoie du vent en passant : J'ai peur me crie-t-il.. Il zigzague, il va dégringoler, il se colle contre le talus qui lui rabote la cuisse...sa chaîne est cassée.. il prend un gros caillou et un petit. Le gros est l'enclume, le petit est le marteau. Si je puis réparer je me saoule à l'arrivée!... il parvient à réparer. Je suis heureux, dit-il...Il saute en selle : "ah ils ne m'auront plus sur le Tour de France, je suis trop jeune ça me vide. Je recommencerai quand j'aurai vingt-cinq ans.."











Le Petit Parisien 19 juillet 1924
fac-similé Gallica intégral du journal


Tour de France Tour de Souffrance
De Metz à Dunkerque sous la pluie contre le vent
Bellenger, vainqueur de l'étape

Dunkerque 18 juilletLes routes du Nord étant pavées de cubes de pierre remarquables par leur irrégularité, les soixante pélerins rescapés du Tour de France, tour que l'on appelle aussi "Tour de Souffrance" roulaient sur les trottoirs et en changeaient à chaque instant, comme s'ils cherchaient une place où ils auraient moins mal.

On traversait des pays dont les noms n'étaient pas inconnus : Sedan, puis Lille, puis Armentières. On lisait Ypres, on franchit l'Yser. Bref, cela nous rajeunissait de quelques années. Ce n'était pourtant pas à une guerre à laquelle nous assistions, mais à une course. A juger la chose sur l'extérieur, il n'y avait pas sur la face des acteurs une énorme différence.






Le Petit Parisien 20 juillet 1924
fac-similé Gallica intégral du journal

Les "Tour de France" arrivent cet après-midi
Ils étaient partis plus de cent cinquante ils reviennent soixante !...

Paris Vous pouvez venir les voir, ce ne sont pas des fainéants. Pendant un mois, ils se sont battus avec la route. Les batailles avaient lieu en pleine nuit, sous le coup de midi, à tâtons, dans le brouillard qui donne des coliques, contre le vent debout qui les couche par côté, sous le soleil qui voulait, comme dans la Crau, les assommer sur leur guidon. Ils ont empoigné les Pyrénées et les Alpes. Ils montaient en selle un soir, à dix heures et n'en redescendaient que le lendemain soir, à six heures...

Lorsqu'ils tombaient et qu'ils s'ouvraient le bras ou la jambe, ils remontaient sur leur machine. Ils guettaient le pharmacien. Parfois c'était un dimanche comme à Pézenas et le pharmacien répondait :"je ne suis pas de service"

- Vous allez voir arriver Bottechia, ex-maçon dans le Frioul. Bottechia ne vous regardera pas avec ses yeux mais seulement avec le bout de son nez et le bout de son nez est avenant comme une lame de couteau
- Vous allez voir arriver Mottiat de bleu vêtu. Il vous fera un sourire... comme si c'était vous qui veniez de lui donner du plalsir
- Vous allez voir arriver Tiberghien ... ses lettres d'amour qu'il trouva dans son sac aux ravitaillements, entre une cuisse de poulet et un rond d'andouillette de Vire.
- Vous allez voir arriver Frantz, ce garçon qui fait l'admiration des sportifs, à accomplir le Tour de France comme vous avaleriez un verre d'eau
- Vous allez voir arriver Cuvelier et Alencourt. Ils sont terribles comme des roquets.
- Vous allez voir arriver Alavoine, dit Jean XIII, roi de la "poisse". La place d'Alavoine n'est pas sur les routes, mais à l'Académie Française : "c'est décolorant, pour une étape méchante, d'être pompé par un inconvénient de cette superficie !"
- Vous allez voir arriver Rho. Regarde-le bien... c'est d'Annunzio lu-même. Vous verrez Garby, de Nevers, qui pleurait dans les Pyrénées. Vertematti qui ne se nourrit pas à moins de trois poulets, douze oeufs et deux gigots par jour.
Et vous verrez Kamm qui depuis le début, tout en pédalant, me confie ses projets d'avenir. Il fut vendeur au Petit Parisien C'était un beau destin.
- Il y eut aussi les défaillants genre Curtel. Curtel, après huit cent kilomètres, n'ayant gagné que six francs cinquante, déclara qu'il serait mieux à la "meuson".
- Mais il en est que vous ne verrez pas. Une soixantaine de "lanternes rouges" se sont perdus autour de la Fance. On ne sait ce que ces hommes sont devenus. Ils cassaient leur roue et de préférence la nuit. Pour demander du secours, ils n'avaient que les étoiles, quand encore elles étaient là ! Ils sont partis, ils n'arriveront pas. Où sont-ils ?





  wwwwwwwwww ww2018 - Les aphorismes d'Albert Londreswwwwwwwwwwwwwwwwwwwtous droits réservéswwwwwwwwwwwwwwwww