pour chaque article : illustrations, aphorismes "londresiens" et accès au Fac similé intégral du journal en pdf.
1925 - Chez les Fous
Après les enfermements imposés dans les bagnes civils (en Guyane) et militaires (Biribi) c'est une autre forme d'enfermement à laquelle s'est intéressé Albert Londres, il est à la fois mental et physique, c'est celui des fous. Ils sont doublement aliénés. S'il avait envisagé de se faire passer pour l'un d'eux afin de témoigner de leur existence vue de l'intérieur de l'asile, il est heureux qu'il n'ait pas pu y arriver. Après nombre de visites d'asiles, il va constater en effet que lorsqu'on entre en asile d'aliénés, on ne peut en général plus en sortir, un bon comportement de la personne enfermée n'étant pas suffisant pour se voir libérer.
Le texte comporte de nombreuses anecdotes, vécues ou rapportées par Albert Londres, sur des comportements atypiques. Mais surtout, le verbe acéré d'A.L. est mis à profit pour dénoncer les conditions aberrantes de l'aliénation en "maisons de santé" et les méfaits de la psychiatrie. Les aphorismes sont nombreux, tel "notre devoir n'est pas de nous débarrasser du fou, mais de débarrasser le fou de sa folie."
Quand une personne tombe malade de la mystérieuse maladie, si cette personne n'a pas le sou, elle est folle. Possède-t-elle un honnête avoir ? C'est une malade. Mais si elle a de quoi s'offrir le sanatorium, ce n'est plus qu'une anxieuse.
Ils sont des rois solitaires. Le corps que nous leur voyons n'est qu'une doublure cachant une seconde personnalité invisible aux profanes que nous sommes, mais qui habite en eux.
Quand le malade vous semble un être ordinaire, c'est que sa seconde personnalité est sortie faire un petit tour. Les poètes, partis dans le cercle lumineux de leur inspiration, inventent des termes, les fous forgent leur vocabulaire.
Il n'y a pas un peuple de fous : chaque fou forme à lui seul son propre peuple.
La démente ne devient muette que sous le coup du sommeil...nous regardons ce spectacle en silence, comme on regarderait un désastre, une grande inondation.
Ces femmes sont infernales. Toutes ont l'air d'obéir à un ressort qu'elles auraient avalé. Elles se plient, se redressent, gambadent.
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La Salle de Pitié
On aurait dit de ces poupées mécaniques que les ventriloques amènent sur les scènes de music-halls. Les cheveux ne tenaient plus. Les nez coulaient, la bave huilait les mentons. Des "étangs" se formaient sous les sièges. L'odeur, la vue, les cris vous mettaient du fiel aux lèvres.
Elles ramassaient les assiettes et s'en servaient comme de cymbales, comme de coiffures. Huit ont la camisole. Il faut les faire manger. L'une ouvre la bouche, mais referme brusquement les dents sur la cuiller.
Aux dames qui refusent de manger, on passe la sonde. La dame est assise sur une chaise. L'infirmière, derrière, tient dans le creux de son coude la tête de la récalcitrante. Par une narine on lui introduit un tube de caoutchouc.
Le mystère humain qu'est la folie s'épaissit dans les bâtiments pendant la nuit. L'étonnement, qui comme une auréole, ne cesse de nimber le spectateur de la vie des fous grandit alors, jusquà l'infini.
Salle de la Paille ? Parce que la literie est remplacée par la paille. Les lits sont des cercueils sans couvercle.
Il est des écuries qui possèdent l'électricité, les trois quarts de ces maisons en sont à la chandelle.
Dans la maison du docteur Dide la folie n'est pas considérée comme un crime. On ne se dresse pas devant le pensionnaire pour lui dire : "Misérable, qu'as-tu fait ? Tu viens de perdre la raison !" On lui dit : "Bonjour, monsieur, vous êtes ici chez vous." Les châtiments sont interdits. La folie est sacrée. C'est un talent que l'on respecte, une chute d'eau que l'on ne cherche pas à canaliser pour faire de la houille blanche.
Ce n'est pas en exaspérant ces malheureux qu'on les ramène à la raison. Pour soigner les fous, il faut d'abord prendre la peine de comprendre leur folie.
Ce qu'il y a de poignant, c'est le fou persécuté. Sa folie ne lui laisse pas de répit. La nuit on le guette, on l'espionne, on l'insulte. "On" ou "ils" sont ses ennemis ! Ils sont dans le plafond, dans le mur, dans le plancher...Le remords les travaille. Ils s'accusent de crimes. Ce sont eux qui sont cause de catastrophes.
Quand la fièvre nous tient, nous, gens de raison,nous avons des rêves horrifiants... en sursaut, mouillés de sueur, nous nous réveillons. Le cauchemar est fini. Pour les pauvres persécutés, le cauchemar continue.
L'agité peut être calmé ou réduit. Il est des cas, côté des hommes, où la réduction s'opère à la semelle des brodequins. Ce traitement n'est pas ordonné par les médecins. Il a lieu surtout la nuit. L'agité crie, se démène, il ennuie le surveillant. C'est la méthode clandestine.
Les médecins réduisent par la camisole, le ficelage sur le lit, le cabanon et le drap mouillé. Le drap mouillé est une conquête de la psychiatrie. La méthode nous vient de l'Egypte des Pharaons. Seulement pour l'employer les Egyptiens attendaient que leurs clients fussent morts.
Les docteurs calment par la balnéothérapie. La douche n'est plus à la mode. Dans le quartier des hommes, l'existence des dangereux prend un caractère faunique. ces créatures sont retournées à la bête.
La longue intervention d'Albert Londres au profit du capitaine Dumas (jusqu'à l'Élysée!) n'a pas été reprise dans le livre.
M. Psychiatre est un hôtelier qui attire ses clients au son de la médecine. Il dirige une maison qu'il appelle de santé - comme la prison. Il joue de la science comme d'autres du cor de chasse. Il est également garde-chiourme. De plus c'est un "voyant". Il lit non pas les lignes de la main, mais les sillons du cerveau.
M. Psychiatre m'a déjà fait dire qu'il ne voyait pas en moi un fou, mais un crétin.
L'armoire aux cerveaux article ajouté dans l'édition en livre
Les travaux de ce savant sont célèbres par le monde. Au moyen d'une machine perfectionnée, il coupe les cerveaux en tranches minces comme l'on fait du jambon de Parme. Il examine ensuite la chose au microscope...Cent vingt pots de chambre, chacun dans un joli petit casier, ornaient seuls les murs de ce lieu.
Jour de vente article ajouté dans l'édition en livre
Les asiles ont cela de commun avec les champs d'épandage qu'ils sont hors de la ville... Contrairement à l'usage, ce sont des citadins allant porter des victuailles à la campagne. On nourrit les fous à la manière des cochons. Des asiles touchent quatre francs cinquante par jour et par personne...Il n'y a pas de fous obèses.
Quatre dames élégantes article ajouté dans l'édition en livre
Ce matin j'ai rendu visite aux "payantes". Ce sont des dames qui ont "de quoi" et qui ne vont pas passer leur folie dans les quartiers des mal peignées. Essuyons nos pieds, nous entrons chez les démentes à bas de soie.
Ses mouvements dégagent le parfum dont elle s'inonde. Un sourire changeant passe légèrement sur sa figure, comme une eau limpide, mais diversement colorée, glisserait sur une plaque de verre. Tout à coup, l'eau ne glisse plus.
La foire à la folie article ajouté dans l'édition en livre
On ne les a pas tous ramassés sur place. D'aucuns ont traversé la mer en état de folie officielle. L'Algérie n'a pas d'asile, ni la Corse. On expédie ces fous dans le Sud de la France. Mais la Corse abuse. Ses fous ne sont pas tous authentiques. Un vieillard va-t-il déclinant, on lui dit : "Ecoute, tu n'es pas riche, on va t'envoyer sur le continent; tu seras nourri et logé dans une grande maison, belle comme la caserne de Bastia !"
Au soleil, les fous sont plus fous, mais ils paraissent moins tristes, et quand ils chantent, la mesure est mieux observée.
Ceux qui ont tué article ajouté dans l'édition en livre
Voici les fous assassins. Ils sont aussi sages ou aussi fous que les autres dans cette cour d'asile.
Les frères de la drogue article ajouté dans l'édition en livre
L'opiomane, le cocaïnomane, le morphiomane sont également des fous, mais, par convenance, on les appelle des toxicomanes. Quand une raison solide les oblige à divorcer d'avec la drogue, ils ne vont pas chez un avocat, mais à la maison de santé. Le cocaïnomane et le morphinomane sont mobiles : c'est le 75 de campagne. L'opiomane, c'est l'artillerie lourde ! Il lui faut divan, natte, lit ou couchette. Un opiomane est une espèce de cul-de-jatte : il ne peut guère sortir de son quartier.
Ô psychiatrie ! article ajouté dans l'édition en livre
Et chez les fous, au milieu de cette sarabande hallucinante, il y a des hommes qui ne sont pas fous ! A peine êtes-vous dans l'antre que des pensionnaires se ruent sur vous, tendent des lettres, supplient qu'on les regarde : "Regardez-moi donc ! Pourquoi suis-je ici ? Je ne suis pas fou. C'est une infamie." Il est préfrable pour un homme d'être bandit que fou. Quand le bandit a purgé sa peine, on lui ouvre la porte de la prison sans lui demander s'il recommencera ! Une science qui tatonne s'arroge des prérogatives qui ne devraient appartenir qu'à la justice. Les asiles sont remplis de vrais persécutés - c'est-à-dire de gens que leur maladie seule persécute. Je connais des aliénistes qui sentent se déchirer leur coeur lorsqu'ils signent un bulletin de sortie.
Les "malades", docteurs, ne manquent pas d'asiles, ils manquent de soins. Les asiles font des fous. Ils en ont fait d'abord quelques-uns parmi les aliénistes.
Cet article a été complètement refondu en argumentant les demandes d'Albert Londres pour supprimer ce système de prise en charge des fous.
RÉFLEXIONS article ajouté dans l'édition en livre
La façon dont notre société traite les citoyens dits aliénés date de l'âge des diligences
La loi de 38 n'a pas pour base l'idée de soigner et de guérir des hommes atteints d'une maladie mentale, mais la crainte que ces hommes inspirent à la société
C'est une loi de débarras
On leur ôte la vie sans leur donner la mort
On devrait les aider à sortir de leur malheur, on les punit d'y être tombés
Les fous sont livrés à eux-mêmes. On les garde, on ne les soigne pas.
La médecine mentale n'a pas de frontière fixe
Des internements qui, au début, sont légitimes, cessent de l'être par suite de l'évolution de la maladie
les trois quarts des asiles sont préhistoriques, les infirmiers sont d'une rusticité alarmante, le passage à tabac est quotidien
Camisoles, ceintures de forces, cordes coûtant moins cher que les baignoires, on ligote au lieu de baigner
Lorsque la guérison s'affirme, on laisse le convalescent avec les fous. C'est à peu près sauver un noyé de l'asphyxie, mais maintenir le corps dans l'eau jusqu'à ce qu'il soit complètement sec !
Il ne faut interner que les incurables. Les autres relèvent de l'hôpital
Notre devoir n'est pas de nous débarrasser du fou, mais de débarrasser le fou de sa folie.
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